Nous allons nous référer à un ouvrage clé dans la tradition du yoga, à savoir les Yoga-Sutras de Patanjali (édition Albin Michel, traduction Françoise Mazet, 1991), qui date approximativement du début de l’ère chrétienne (la datation historique n’est pas chose aisée dans l’histoire indienne, et l’on navigue souvent à quelques siècles près). Les enseignements qu’il recèle sont probablement beaucoup plus anciens, et se sont transmis préalablement par voie orale.

La crise

Un constat au préalable : nous sommes actuellement dans une période de crise « systémique », c’est-à-dire qu’elle concerne de nombreux domaines dans notre société aujourd’hui mondialisée, en inter-dépendance les uns avec les autres : environnemental, social, économique et financier, politique, spirituel… Un prochain article développera ces différents points.

En synthèse, il ne s’agit pas d’avoir une vision naïve ou idéalisée des sociétés du passé, qui elles aussi étaient  soumises à leurs propres difficultés. Mais les difficultés sont aujourd’hui démultipliées par notre monde globalisé et médiatisé, le doute (lié à la perte de repères et au relativisme général), la distraction (société du loisir), l’intempérance (société de consommation effrénée), tout cela contribuant à la dispersion mentale ainsi qu’à des maladies physiques.

Nous sommes confrontés à des symptômes de plus en plus violents et fréquents : catastrophes climatiques (inondations, cyclones, sécheresse….), terrorisme, flux migratoires (souvent liés au terrorisme ou la guerre, eux-mêmes conséquences d’enjeux économiques et/ou climatiques), autoritarisme grandissant du pouvoir politique, médias « mainstream » de plus en plus déconnectés du monde « réel » mais cherchant (consciemment ou non) à consolider coûte que coûte une vision qui s’effrite.

Tout cela montre un système à bout, qui cherche à se maintenir à tout prix, mais qui nous amène de plus en plus au bord du précipice. Si beaucoup essaient de coller des rustines, heureusement diverses expérimentations traduisent des prises de conscience ici et là, et démontrent une volonté d’explorer de nouvelles voies, dont nous explorerons quelques exemples dans un prochain article.

Le constat de Patanjali

Selon Patanjali, notre identification illusoire au « moi » habituel, relatif et conditionné, conséquence de l‘ignorance de notre nature fondamentale, est la source d’une grande partie de nos problèmes. Cette ignorance première entraine en effet différentes causes de souffrance (YSP II.4) comme par exemple le désir, plus précisément le désir de possession, qui, n’étant jamais satisfait, donne naissance à l’avidité. Ainsi, on peut dire qu’à un certain niveau, la crise procède de l’avidité humaine, la soif, l’appétit insatiable de l’ego. L’avidité a même pris aujourd’hui la forme d’un monstre : le vampire financier, principal activateur des passions humaines. Rappelons-nous la parole de  Gandhi : « il y a assez de ressources sur cette planète pour répondre aux besoins de tous, mais pas assez pour répondre aux convoitises et désirs de possession de chacun ».

Cette avidité peut être vue comme une absence de reliance à notre nature profonde, par laquelle on peut avoir le sentiment de « je suis » en toute circonstance, donc sans manque, sans nécessité d’avoir. De ce point de vue, on peut ramener les différentes « crises » (économique, écologique, politique…) à une crise spirituelle fondamentale. En effet, en contribuant à nous ancrer en nous-même, en nous donnant un sentiment de plénitude, l’expérience spirituelle nous donne une vision d’unité de la vie, du monde vivant, et non plus de « séparation » : cela peut tout changer dans notre appréhension d’une organisation sociétale, dans toutes ses dimensions.

Ainsi, Patanjali nous propose de sortir de notre état de confusion : il s’agit de dissiper l’obscurité source des illusions, via une thérapeutique à mettre en oeuvre pour soigner notre esprit malade. En effet, la crise commençant dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que les solutions à la crise doivent être élaborées. C’est donc en travaillant sur soi pour mieux comprendre comment nous fonctionnons, et contribuons au système qui agit en retour sur nous, que certaines actions vont s’imposer à nous.
Si nous voulons sauver le monde, il faut d’abord nous sauver nous-mêmes.

La démarche proposée

Les Yoga-Sutras exposent une démarche qui s’appuie sur huit dimensions (qu’on appelle les huit membres du yoga de Patanjali). Ils constituent une véritable éthique de vie, ainsi qu’une pratique au quotidien. Il s’agit de nous libérer de nos automatismes, de nos peurs, pour s’ouvrir à notre dimension la plus profonde, décrite comme un état d’unité, de lucidité, d’ouverture et de liberté. Le cheminement est évidemment progressif, dans un cercle vertueux, où chaque petit pas en favorise d’autres.

Dans un premier temps, arrêtons-nous sur la notion d’ignorance, centrale dans les Yoga-Sutras. Dans la vie courante, nous nous identifions en permanence aux fluctuations de notre mental, et voyons les choses comme un spectateur fasciné regarde un écran, totalement identifié au spectacle qui s’y déroule. Ainsi, nous ne voyons pas les choses telles qu’elles sont, mais à travers nos filtres psycho-mentaux (éducation parentale, formation, environnement social, a priori, expériences passées etc.), qui colorent naturellement notre vision des choses.

Le cheminement proposé par Patanjali, est composé de conseils sur les attitudes à privilégier vis à vis de soi-même et des autres, ainsi que d’exercices pratiques (postures de yoga, travail sur le souffle, méditation…). Il vise essentiellement à cesser de s’identifier aux agitations du mental (YSP I.2), afin de prendre du recul, de développer de la lucidité, vis à vis du monde dont nous faisons partie, mais aussi du fonctionnement de notre propre esprit.

Déjà, le fait d’arriver à mieux s’ancrer, à partir du corps, nous aide progressivement à voir ce qui est néfaste pour nous. Le travail postural, entre fermeté et confort (YSP II.46), entre désir (agréable) et refus (effort),  permet, plus facilement que dans la vie courante, de prendre conscience de notre tendance à aller souvent soit dans un sens soit dans l’autre.
Ensuite, c’est en « voyant » réellement comment le système opère en nous, que nous pouvons progressivement lâcher prise sur nos « pseudo-besoins », qui nous semblaient peut-être vitaux à un moment donné de notre vie mais se révèlent finalement superflus, voire néfastes.

Cette capacité d’attention, de discernement, se présente naturellement comme un remède vis à vis de notre société du « divertissement », qui en est l’exact opposé. D’ailleurs, il est notable de voir, par exemple, l’effet majeur sur la capacité de concentration des élèves que peut apporter un minimum de pratique régulière de yoga en milieu scolaire.

Une autre conséquence de cette lucidité est le moindre besoin de palliatifs pour se protéger de nos peurs : « Quand le désir de prendre disparaît, les joyaux apparaissent » (YSP, II.37) : quand le désir de prendre, et surtout de prendre toujours plus, disparaît (ou a minima se réduit), c’est la vraie Liberté : pas la liberté d’acheter ce que l’on veut, mais la disponibilité à ce qui est, à ce que peut nous offrir la Vie. Cela se traduit par un fonctionnement de moins en moins égocentré, par un moindre besoin de consommer pour satisfaire notre petit moi (au sens large : de l’information, des biens, de la reconnaissance…). Moins de consommation égale moins de production, moins d’exploitation de l’environnement. Plus de disponibilité égale meilleure capacité d’écoute et de ressenti face aux autres, sans recours systématique à la violence (quelle qu’elle soit, de la violence des mots jusqu’à la guerre).

Patanjali évoque aussi le contentement, et la non accumulation (ou refus de possessions inutiles). Ainsi pouvons-nous lire : « Par la pratique du contentement, on connait le plus haut degré de bonheur » (YSP II.42). On pourrait ajouter que, si un nombre suffisant de personnes cultivaient réellement cet état d’esprit, ce serait peut-être la fin de notre civilisation occidentale telle qu’on la connaît aujourd’hui : s’il n’y a plus ni manque, ni volonté d’obtenir, de chercher le bonheur en-dehors de nous, le socle de notre système (création artificielle de manques, production/consommation pour y répondre, création de nouveaux manques…) s’écroule de lui-même, laissant ainsi de l’espace pour un mode de fonctionnement différent, basé sur des valeurs plus « yogiques » : écoute, respect, partage, entraide.

A suivre…